Pour démarrer sous de bons auspices, quelques extraits d’un texte de Jean-Claude Lemagny, initialement paru dans Art Press n°98 (dec 1985), et repris dans le fort recommandable livre L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art (Nathan).

« En général, les photographes répugnent au flou. Il heurte le mouvement naturel de notre Å“il qui accomode sur le plan le plus net, où les limites des objets se distinguent avec clarté. Une photographie entièrement fondée sur le flou n’est guère concevable.

(…) Les querelles ne portent pas ici sur des définitions mais viennent de partis pris esthétiques. Dans le débat historique entre pictorialisme et nettisme il nous semble que le pictorialisme était à la recherche de deux choses. D’une part ne pas bloquer, chez le regardeur, les mouvements de l’imagination poétique par des images trop arrêtées et comme sans recours. D’autre part sauver, en photographie, la liberté et la dignité propres à l’individu artiste en lui laissant le loisir de s’exprimer directement, en permettant au tremblement de la main de se faire sentir. L’art c’était « la nature vue à travers un tempérament ».

La réaction nettiste, en Allemagne, aux Etats-Unis, dans les années vingt, fut un élargissement soudain du champ de la créativité photographique. Le précis ne fut plus senti comme l’ennemi du rêve, ni la ligne nette comme coupant l’émotion. les constructions géométriques, les volumes lisses apparurent au contraire comme des moyens de remettre en route notre sensibilité poétique au monde. Les angles durs des choses cessèrent de paraître perturber les brumes de notre intériorité. La forme fut admirée pour sa compacité et non plus comme l’inévitable relais de nos fantasmes divagants. Son opacité aiguisait le regard et faisait rebondir l’imaginaire.

Mais, depuis, tout cela s’est relativisé. Flou et net ne sont que les aspects extrêmes du champ continu des nuances, dans ce système de dessin sans la main qu’est la photographie. La prise de conscience historique de la photographie par elle-même mettait chaque auteur en demeure de choisir librement sa place parmi toute l’amplitude des possibilités.

(…) Accepter le flou devient donc aussi reconnaître la qualité d’une certaine matière photographique pour elle-même, avec son grain, ses effets de frotté, ses surépaisseurs de noirs, comme on ressent les vertus plastiques autonomes de la matière picturale, ses glacis, ses empâtements.

(…) Souvent mise au service de l’expression violente le flou peut être aussi source de poésie sereine, et dire le tremblement du mystère. Mais même alors nous sommes à l’opposé du pictorialisme début de siècle. Car, au moins dans les meilleurs cas, il ne s’agit plus du renvoi à un code poétique connu et plaqué sur les choses mais de la découverte de l’insolite caché au sein des objets les plus ordinaires. Non d’un flou d’évasion mais d’un flou recentré sur le cÅ“ur énigmatique de toute réalité.

(…) Ce flou que nous voyons de nouveau surgir et s’étendre de toute part n’est pas seulement un effet formel, encore moins un truc à résonance littéraire. Il est lié à une réflexion sur la nature objective du médium utilisé. Dans la réalité le flou est la quasi-absence de l’objet, trace fugitive et impalpable, au bord de l’illusion. En photographie le flou laisse une forme permanente, qui peut être considérée à loisir. Le flou y a un corps, une texture, une étendue et une épaisseur et même (c’est, photographiquement parlant, très possible) une netteté. Donc le flou qui, dans la réalité, est élision de la matière, dans la photographie devient matière objective et présente. »